Carrefour : comment l’usine à vendre est-elle devenue usine à perdre… ses illusions ?

Carrefour Sainte Genevieve des bois

La plupart des analyses faites actuellement sur l’enseigne Carrefour évoquent, ou évoquaient, tout de go le Brésil et ses espoirs, Casino et sa rivalité, Carrefour Planet et sa réinvention de l’hypermarché, Carrefour City et sa performance, Carrefour City Café et sa proximité, les actionnaires et leur volonté de valoriser, les grèves et leurs tensions… et j’en passe. Que l’on soit spécialiste ou non, il ait des concepts qui ne peuvent mentir que si leur mise en application est partielle. Au-delà même des chiffres, il ait d’autres principes également intangibles que l’on ne peut réfuter : Carrefour s’est construit autour de l’« usine à vendre » et devient une machine à perdre… ses illusions. Pourquoi ?
Pour y répondre, il faut d’abord revenir sur la notion de cette « usine à vendre ».
Qu’était-ce donc que cela ? En allant aux Etats-Unis, les fondateurs avaient découvert ce que l’on désignait là-bas, chez les spécialistes, par SSDDS.

Le self-service discount department store, modèle de base de nos hypermarchés
Le self-service discount department store était une création originale, une forme de points de vente développée outre-atlantique, visant à relancer l’activité des grands magasins, en perte de vitesse dans les années 1950, à l’agonie dans les centres-villes, asphyxiés par le tout automobile, sur plusieurs étages, difficile d’accès.
Il était devenu nécessaire pour eux de se réformer et retrouver leur clientèle hors des coeurs de villes, sur des terrains moins onéreux, en complétant leur activité par de l’alimentaire, pour relancer la mécanique des prix bas. C’est pourquoi des magasins sur un seul étage, entourés de parkings, en libre-service, à prix réduits, tout sous le même toit, allaient apparaître.
Découvert dans les années 1960 par les européens, il faudra quelques années pour que ce nouveau modèle puisse traverser l’océan… des idées évidemment… qui nous séparait de ce nouveau commerce industriel.
Pour la France, après Maurice Cauwe qui construira en Belgique – courant 1961 – la première « usine de distribution » sous le nom de « Super Bazar », il faudra attendre l’implication d’une jeune enseigne plus prêt de nous : Carrefour.
Cette entreprise, exploitant déjà 2 supermarchés depuis 1960, venait de se lancer à Ste Geneviève-des-Bois en 1963 sur le modèle américain avec 2300 m² de surface de vente et 400 places de parking.
Sur la façade était inscrit « grand magasin » et  « libre service », la traduction littérale française de SSDDS… seul le terme discount fut oublié dans la désignation, pas dans les faits.

Qu’est-ce qu’apporte ce que l’on désignera plus tard par hypermarché ?
Cette forme de commerce, surtout reconnaissable par ses grandes façades, ses « boîtes » comme on l’entend encore, est avant tout un modèle visant à écraser les coûts de fonctionnement.
Plus les coûts inhérents à l’activité même d’un point de vente sont réduits, plus il est possible de réaliser une intermédiation entre le producteur et le client final dans des conditions avantageuses pour tous.
Les produits, à prix bas, peuvent se diffuser dans les foyers, faisant gagner un pouvoir d’achat tant convoité. Edouard Leclerc défendait aussi, à sa manière, cette vision de progrès social.

Pourquoi l’hypermarché Carrefour ne fait plus son office ?
Aujourd’hui, les commentateurs financiers se focalisent souvent, pour l’entreprise, sur le résultat courant (en rose dans le tableau ci-dessous) ou sur le résultat net après impôts (en vert). Les dirigeants des enseignes sont d’ailleurs les premiers, lorsque l’on ne comprend pas comment se forment les prix des bigarreaux sur les étales – alors que les producteurs crient au scandale face aux prix auxquels ils négocient les pleines cagettes qu’ils ont sur les bras – à évoquer la faiblesse de leurs résultats ! On croirait entendre – de la part des distributeurs cette fois – le sketch cher à Fernand Raynaud : Ça eût payé, mais ça paye plus… la même posture que prend innévitablement toute forme de commerce qui n’est pas en mesure de se réformer. C’est une grande partie du secteur qui pourrait être touchée !
Ne pouvant rien faire, selon eux, sauf à devenir déficitaire… c’est donc sur d’autres acteurs de la chaîne qu’il faudrait agir.
Le cas du Brésil – pour Carrefour – était d’ailleurs plus compris par les fournisseurs français comme la volonté de rechercher de nouveaux approvisionnements à prix bas, sans réforme de la distribution, par la mise en place d’une super-centrale d’achat de produits alimentaires brésiliens, que par une pseudo synergie entre plusieurs sociétés sur un pays en forte croissance.
La structure de réduction des coûts de fonctionnement de l’enseigne à dérapé dans le temps. Le tableau ci-dessous est là pour s’en convaincre. Les frais généraux (en rouge), entre autres, sont venus gripper la machine de 9,7% en 1965 à 16,9% l’année dernière !
D’une forme unique de commerce l’entreprise se complexifie inéxorablement, à tel point que le crapeau est devenu plus gros qu’un boeuf…

Compte de résultat Carrefour 1965 1987 2010
Ventes nettes hors taxes 156,0 % 56 503 % 79 737 %
Prix de revient des ventes 132,2 84,7 47 985 84,9 63 969 80,2
Marge brute commerciale 23,8 15,3 8 518 15,1 15 768 19,8
Frais généraux 15,2 9,7 7 064 12,5 13 494 16,9
Amortissements et provisions 2,0 1,3 894 1,6 1 675 2,1
Autres produits et charges -3,4 -2,2 755 1,3 1 455 1,8
Résultat courant avant impôts 3,2 2,1 1 315 2,3 2 054 2,6
Impôts sur les bénéfices 0,0 433 0,8 610 0,8
Résultat des sociétés mises en équivalence 0,0 45 0,1 34 0,0
Résultat courant 3,2 2,1 927 1,6 1 478 1,9
Intérêts hors groupe 0,0 166 0,3 136 0,2
Résultat courant – part du groupe 3,2 2,1 761 1,3 1 342 1,7
Eléments exceptionnels 0,0 0,0 909 1,1
Résultat net – part du groupe 3,2 2,1 761 1,3 433 0,5

Combien faudra-t-il demain pour nourrir cet animal ?
On vous dira que les salaires ont augmenté, années après années. C’est vrai, mais pour être plus exact ce n’est pas – que – la masse salariale qui a gonflé, représentant toujours la moitié des frais généraux sur l’intervalle de 46 années. Les autres frais, de siège notamment, de fonctionnement de manière générale, ont fait la culbute. Les derniers déménagements cherchaient sans doute à trouver une solution partielle à cela…
Pour la masse salariale, on peut considérer que Carrefour prend sur ses clients ce que l’entreprise redonne à ses salariés. Une forme de redistribution de la valeur équitable et socialement responsable. Cette analyse, valable en masse, est pourtant fausse considérée pour chaque salarié. Cela demande précisions…

Pourquoi les salariés de Carrefour y perdent ?
A lire les journaux on ne peut passer outre les grèves chez le distributeur. Comment avoir une masse salariale si forte et une insatisfaction aussi partagée par un nombre conséquent du personnel ? Les salaires de base sont devenus plus faibles dans l’entreprise. Plus haut que la moyenne, vous dira-t-on dans la sphère dirigeante, face à d’autres entreprises du secteur. On veut bien le croire… mais de moyenne plus basse que ce que promettait l’entreprise dans ses débuts. Pourquoi ?
Partagez un gâteau pour 8 en 6, vous ferez des heureux.
Partagez un gâteau pour 16 en 14, le gâteau à doublé, l’insatisfaction plus vite encore.
La politique sociale de l’enseigne a toujours été de développer les salaires les plus élevés possibles pour ses salariés (20% de plus au début). A l’origine familiale, l’entreprise s’est construite dans un esprit de confiance mutuelle. Le « Je te donne et tu me rends » cher aux marchands se retrouvait également dans la politique salariale. Cette vision ne pouvait se développer de manière durable que sur un contrat de progrès social teinté de productivité… d’où l’idée d’usine à vendre d’ailleurs…
Le modèle pouvait se résumer ainsi : salaires élevés = personnel impliqué = délégation forte = productivité forte = rentabilité forte = salaires élevés… La boucle était bouclée. Il en allait ainsi d’un développement mutuel, tant de l’entreprise que de son personnel.
Actuellement, la productivité s’affaiblie dans les hypermarchés, le modèle est devenu trop complexe à gérer. Le nouveau concept : centralisation = éloignement de la décision = démotivation = perte de productivité = rentabilité faible = salaires faibles. Seule guérison envisagée, réduction des coûts pour améliorer la rentabilité, déménagement des sièges pour “réorganiser” le travail du personnel, ajoutant encore plus d’instabilité. La boucle risque également de se boucler…
Avec le ralentissement d’un seul élément du concept initial, toute la machine pouvait se gripper. Mais avec la perte d’un seul principe et c’est l’usine qui change – ou se transforme inévitablement – avec son espoir de progrès…

La rentabilité des capitaux engagés en ligne de mire
Encore plus important pour le modèle, les coûts d’investissement, les jolis magasins pour faire simple, viennent également manger ce que les clients ont donné, empêchant de transférer l’argent aux fournisseurs. Ainsi, c’est la qualité des produits qu’il faudra rogner ou les prix qu’il faut augmenter !
Carrefour a choisi… je vous laisse deviner quoi. Dans les deux cas le client devient le perdant de l’affaire, ou cherche à s’en extraire.
La direction générale vous dira que dans les Carrefour Planet le panier moyen a augmenté… c’est normal, si les seuls clients les plus contributifs sont les seuls à rester… Les pauvrent allant vers d’autres prix bas… regardez vos parts de marché, elles vous le disent et ne font que diminuer !
Le modèle économique de Carrefour Planet est bien trop gourmand en capitaux investis, ce que les spécialistes appellent les CAPEX.
Chaque euro investi dans la machine ne produit que trop peu. Plus vous investissez, plus la rentabilité s’amenuise, Dia est sur le même ligne. A la création de Carrefour, il fallait moins de 2 années 1/2 pour retrouver sa mise. C’était un autre temps nous dira-t-on !
Pour Carrefour Planet, Lars Olofsson sera déjà sur d’autres projets que le projet à 3 ans aura rapporté… du chiffre d’affaires complémentaire cher payé, au mieux, mais point le sang et la sueur qui auront été versés. Cette politique ne vise-t-elle qu’à donner du temps ?
Et là, c’est tout le modèle de Carrefour qui bascule lentement, au-delà même des hypermarchés.
Ce n’est pas l’hypermarché qu’il faut réinventer, c’est Carrefour lui-même !
A vouloir s’inscrire dans des magasins de proximité, City et Café, les frais généraux monteront inévitablement et plus vite encore, comme la masse salariale, pour produire 1 € de chiffre d’affaires nouveau.
Comment pouvait-on oublier que serrer ses propres marges revient à acheter des parts de marché et donc à investir à long terme…
« A vous endormir, vous allez vous réveiller mort » disait Trujillo.

Mais comme dans Star Wars : « Il y a encore un espoir »…

Un livre, Carrefour Un combat pour la liberté, retrace à partir de nombreux documents inédits les moyens stratégiques développés par la société pour se réformer au travers du lancement d’une nouvelle génération de MDD : les produits libres. Les données chiffrées sont issues – pour 1966 – de la revue Techniques Marchandes Modernes, n°188, mai 1966, – pour 1987 – de la lettre Informations MMM de la même année et – pour 2010 – du communiqué des résultats de l’enseigne.

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